Les appareils qui font de “bonnes” images
Jusqu’à présent, les laboratoires de recherche des différents fabricants d’appareil photo ont cherché à réaliser des appareils permettant de réaliser des photographies nettes et parfaitement exposées, de façon totalement transparente pour l’utilisateur. Par exemple, l’appareil va déceler les contre-jours et automatiquement utiliser le flash intégré pour déboucher les ombres ou proposer un mode « sport » qui va sélectionner une vitesse d’exposition élevée pour figer un mouvement rapide.
Ces recherches s’inscrivent dans un mouvement, initié dès l’invention de la photographie, qui a pour but de réduire la technique à l’acte qui consiste à appuyer sur le déclencheur. Le premier grand succès commercial de Kodak remonte à 1900 et au célèbre slogan de George Eastman : “You press the button, we do the rest.” »,
Il faut rendre la technique transparente pour faire de la photographie un produit grand public.
Aujourd’hui cet objectif est quasiment atteint. Ce n’est que lorsque la lumière disponible est faible que les appareils sont encore à la peine et que le résultat technique peut-être insatisfaisant pour le consommateur final. Pour l’instant ce frein est autant d’ordre technique que d’ordre marketing. Pour qu’un appareil photo soit un produit de grande consommation, il faut qu’il soit peu encombrant. Pour qu’un téléphone portable puisse prendre des photos par exemple, il faut l’équiper d’un capteur numérique de petite taille. Pour des raisons techniques, à surface de capteur égale, plus ce capteur aura de pixels et moins il sera performant en faible lumière. Or, pour des raisons commerciales, on assiste à une course entre les différents fabricants sur le nombre de pixels des capteurs numériques. Entre 2 appareils équivalents en termes de coût et d’encombrement, le nombre de pixels reste pour le vendeur l’argument décisif. Mais c’est une période transitoire. La course aux pixels « marketing » va bientôt atteindre ses limites à la fois parce que la gestion d’une information superfétatoire se paie très cher en termes de traitement et de stockage de l’information et à la fois parce les performances des capteurs ne cessent de progresser. Bientôt vous pourrez réaliser des images en soirée avec vos téléphones portables qui seront techniquement parfaites.
La concurrence va devoir se reporter ailleurs dès lors que tous les appareils produiront des images techniquement bonnes, quelles que soient les conditions de prises de vue. Ainsi de plus en plus d’appareils destinés au marché grand publique bloquent le déclencheur si la personne photographiée ne sourit pas ou a les yeux fermés, ou inversement prennent automatiquement la prise de vue dès que l’appareil détecte un sourire.
http://www.bestofmicro.com/actualite/test/225-5-sony-t200-photo.html
http://www.actuphoto.com/13902-nikon-coolpix-l22-modes-sourire-et-avertissement-en-cas-d-rsquo-yeux-fermes.html
Une norme sociale, sourire lorsque l’on est photographié, devient une norme esthétique imposée par la technologie parce que les études marketing ont révélé que pour beaucoup de gens un bon portrait n’était pas seulement un portrait net et bien exposé, mais également un portrait souriant.
Après les appareils qui font de « bonnes » images, les appareils qui font de « belles » images ?
Dès lors que la difficulté technique n’est plus un problème, de nouvelles exigences se font jour qui ne renvoient plus à des normes techniques, mais à des normes culturelles. La pratique photographique devenant commune, et la réussite technique n’étant plus en soi un accomplissement, il faut réaliser une image qui par son esthétique suscitera l’admiration et la reconnaissance sociale. Il ne s’agit plus simplement de réaliser une « bonne » photo, mais une « belle » photo. L’appropriation par un individu de valeurs esthétiques participe d’un jeu social. On s’identifie à un groupe dont on partage les valeurs esthétiques et on se différencie de tous les autres.
Lorsque l’on circule sur les forums consacrés à la photographie, on observe une surprenante convergence sur des critères esthétiques présentés comme incontournables. Le jugement critique est d’autant plus définitif qu’il n’est pas présenté comme un choix culturel, mais comme une obligation technique.
Pour l’instant la facilitation de la « belle » image n’est pas encore intégrée aux appareils, mais la demande est réelle.
Dans le cadre d’un projet en Digital Media Design, un étudiant de l’école d’art de Berlin, Andrew Kupresanin, a poussé très loin cette logique à l’aide de Nadia un appareil photo qui permet de donner une note à son image au moment de la prise de vue.
« A l’origine de ce dispositif d’expertise automatique se trouvent les travaux de plusieurs chercheurs indiens et chinois basés aux États-Unis. Ils sont partis du site Photo.net sur lequel des centaines de milliers de photographies sont soumises au jugement des internautes. En analysant les clichés les plus appréciés, ils ont élaboré 56 critères d’analyse du contenu des images susceptibles d’être retraduits en algorithmes mathématiques. Ils ont ensuite combiné ces critères pour établir un indicateur statistique permettant de mesurer la qualité esthétique de chaque photographie. »(Sylvain Maresca)
On peut tester ce dispositif d’expertise automatique en soumettant à une notation des images, ou un lien vers ces images si elles sont disponibles sur Internet, sur le site acquine. (Attention, ça peut devenir addictif…) Cette démarche m’a fasciné en raison des questions qu’elle soulève:
– L’art et la démocratie font-ils nécessairement bon ménage? Le système de notation repose sur une vision démocratique de l’art. Ce sont les images les mieux notées par le plus grand nombre de personnes qui sont les plus « belles » (et inversement). La Joconde soulève aujourd’hui un enthousiasme quasi universel, mais les œuvres de nombreux peintres n’ont bénéficié d’une reconnaissance sociale qu’après leur mort. Je ne suis pas un historien de l’Art, mais je suppose que la plupart des courants artistiques ont commencé par être rejetés, ne serait-ce que parce qu’ils s’opposaient à ceux qui les avait précédé.
– Acquine n’est-il pas une modélisation mathématique de la démarche empirique que l’on observe sur un grand nombre de forums critiques où des photographes amateurs et passionnés vont soumettre leurs photographies au jugement de leurs pairs? Leurs critiques s’inscrivent généralement dans l’idée que la composition d’une photographie serait une science formelle et objective, indépendante du sujet, de la personnalité de l’auteur et des conditions de prise de vue, qui permettrait de souligner et de justifier des qualités ou des défauts d’une prise de vue dans une sorte de néo-pictorialisme qui nierait le caractère documentaire de la photographie.
Parce que la pratique photographique à la différences des activités artistiques telles que la musique ou la peinture, ne suppose pas l’apprentissage initial d’un système de normes explicites et codifiées, il est naturel que ceux qui s’y investissent avec le plus de passion essaient de bricoler après coup, alors qu’ils sont déjà engagés dans cette pratique, un système de normes qui permettrait de justifier scientifiquement de leurs goûts et dégoûts. Pierre Bourdieu dans les années 60 (un art moyen aux éditions de minuit), avait déjà constaté que rien n’est plus réglé et conventionnel que la pratique photographique où tout semble obéir à des canons implicites qui s’imposent très généralement. Ce qui a changé avec Internet, c’est que pour cette catégorie de photographes amateurs, beaucoup plus importante aujourd’hui qu’à l’époque, Internet est devenu un formidable moyen de formaliser ces canons et de stériliser la créativité. Heureusement, la participation à ces forums, n’empêche pas que subsiste une contradiction fondamentale. Passionnés de photographie, ces internautes sont pour la plupart convaincus que ce qui fait un grand photographe, c’est “son regard”. Que faut-il penser de ce regard, s’il doit être enfermé dans des canons esthétiques indépendants de l’auteur et de ses sujets?
Deux articles à lire sur Nadia et Acquine:
“A quand la photo inratable” par Cécile Dehesdin sur Slate.fr
“Esthétique garantie” par Sylvain Maresca sur Culture Visuelle
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