La photographie numérique serait-elle toujours en quête de légitimité?

Ceci n’est pas une photo retouchée

Dans le domaine du photojournalisme des « affaires » éclatent régulièrement autour de ce qui serait licite ou non en matière de post-traitement d’une photographie numérique:
“on veut bien une réinterprétation mais pas une réécriture de la réalité. Je pense que certains photographes ne se rendent pas compte qu’ils sont en trains de se tirer des balles dans les pieds, quand la photo de news devient plus belle que la page de pub qui est a côté s’est délirant. Et nous allons nous battre contre cette tendance d’overphotoshoping.”
En dénonçant l’overphotoshoping, Jean-François Leroy traduit l’impact qu’aura eu l’image numérique sur le photojournalisme en mettant à mal l’idée, largement partagée jusque là, que la photographie était une reproduction fidèle du réel. Sa référence à la page de pub à coté qui serait moins « belle » que la photo de presse soulève la question de l’esthétique qui est associée ou non à certains genres photographique et m’évoque le travail d’Alexie Geers et Audrey Leblanc sur la manipulation de l’image de presse et la confusion des genres dans la presse féminine.

Bref, son opposition entre réinterprétation et réécriture de la réalité n’est pas qu’une affaire de bonne ou de mauvaise utilisation d’un logiciel.

Sur les forums dédiés à la photo et fréquentés principalement par des photographes experts, le débat est tout aussi animé.
On voit fleurir les fils et les blogs qui cherchent à définir ce qui relèverait d’une pratique « purement » photographique (ce qui dans le traitement d’un fichier numérique serait assimilable au développement en argentique), par opposition à ce qui ne serait pas à proprement parler du domaine du photographique (la retouche ). On n’est pas nécessairement dans une logique qui opposerait le bien (développer une une image numérique) et le mal ( la retouche) comme précédemment. Un grand nombre de participants revendiquent leur savoir-faire en matière de retouches. C’est plus un débat identitaire, qu’un débat éthique. Qu’est-ce qui aujourd’hui appartient au registre de la photographie? A partir de quel moment mon travail cesse d’être le travail d’un photographe pour devenir celui d’un graphiste ou d’un peintre?

L’idée générale, c’est que tant que l’on serait en présence d’opérations qui étaient susceptibles d’être effectuées au développement ou au tirage en argentique, on serait dans le photographique mais que, dès que l’on serait au-delà, ce serait de la retouche.
La question n’est donc pas de savoir s’il y aurait une réécriture du réel, mais à partir de quel moment la photographie perdrait sa pureté originelle, deviendrait différente de ce qu’elle était en argentique, cesserait d’être la création d’un photographe.

Ceci n’est pas une photo retouchée

Cette perception de la retouche comme une activité qui ne relèverait pas du photographique est relativement récente, même si elle semble aujourd’hui s’être imposée. Historiquement, la retouche a longtemps été intimement liée à la pratique photographique du noir & blanc. Les portraitistes en particulier retouchaient volontiers leur travail, et c’était même la qualité de ces retouches qui leurs permettait de fidéliser leur clientèle. Ma route a croisé au début des années 80 un vieux portraitiste grec qui réalisait ces prises de vue sur du négatif noir & blanc grand format, retouchait son négatif, puis en tirait par contact un positif qui était également retouché. J’étais jeune et j’ai été assez stupide pour ne pas lui commander un portrait.

A partir des années 60, avec la généralisation de la couleur et le développement du marché de la photographie professionnelle, la photographie c’est industrialisée. Les tâches relatives à la photographie se sont fragmentées en différentes activités pratiquées par des acteurs distincts et spécialisés.
La prise de vue était réalisée par des photographes, le développement et le tirage de leurs films par des laborantins et des tireurs, et la retouche a été traitée par une troisième catégorie de professionnels, travaillant en indépendant, au savoir faire bien distinct, parce qu’ils utilisaient des crayons, des pinceaux, des colorants, des cutters, des ciseaux et de la colle.
L’activité confiée désormais à des laboratoires extérieurs a continué à être perçu comme une activité photographique complémentaire de la prise de vue, contrairement à la retouche. Certains photographes continuaient à traiter eux-mêmes leur travail en noir & blanc et surtout le laboratoire était pour tous un lieu incontournable.
Par contre, la retouche est devenue quelque chose d’exceptionnelle dans cette nouvelle organisation du travail. Avec la disparition des plus anciens, elle a progressivement cessé de faire partie du savoir faire des photographes, et a même cessé d’être considérée comme relevant du photographique à proprement parler.

Ceci n’est pas une photographie retouchée

La photographie numérique a suscité une nouvelle organisation du travail. Il n’y a plus de films à développer et ce n’est guère qu’à l’occasion d’une exposition que l’on va chercher l’expertise d’un tireur professionnel.
Une nouvelle étape est apparue, le traitement de fichier. Le capteur enregistre beaucoup plus d’informations que ce qui est nécessaire à une visualisation analogique de la scène qu’il a mémorisée.
Si on travaille en Jpeg à la prise de vue, l’appareil va utiliser un programme conçu par ses ingénieurs, intégré dans l’appareil, qui va automatiquement trier ces informations, éliminer celles qui sont considérées par le programme comme sans utilité et enregistrer sur sa carte mémoire un fichier numérique que l’on pourra diffuser immédiatement.
Si on travaille en Raw, un format propriétaire, spécifique à chaque appareil, on va conserver l’ensemble des informations enregistrées par le capteur et c’est le photographe qui va réaliser ce travail, après la prise de vue, sur son ordinateur, grâce à un logiciel dédié. Dans ce dernier cas, là où auparavant on se contentait de trier ses diapos sur une table lumineuse pour sélectionner celles que l’on allait livrer au client, le numérique permet d’optimiser son fichier après la prise de vue en corrigeant sa densité, sa colorimétrie, son contraste etc.

On aurait pu imaginer que la séparation opérateurs de prises de vue / techniciens du traitement du fichier numérique perdure. Les labos y ont d’ailleurs cru au début pour les professionnels. Le maniement d’un boîtier numérique n’est guère différent de celui d’un boîtier argentique, alors que le traitement du fichier numérique était une tâche nouvelle qui supposait un savoir faire d’une autre nature. Mais la gestion du temps, l’appétence des photographes pour leur nouvel outil et surtout la pression économique n’ont plus laissé de place distincte dans l’organisation du travail qu’à certains travaux très spécialisés dans un cadre professionnel restreint (essentiellement la publicité).

Les stratégies mises en oeuvre par les photographes pour traiter leurs fichiers ne recoupent pas l’opposition traditionnelle amateur/professionnel. Certains photographes n’envisagent pas qu’une photo numérique puisse ne pas être l’objet d’un post-traitement personnalisé (même s’il est très léger), alors que pour pour d’autres la photographie c’est ce que leur boîtier a enregistré en Jpeg avec les réglages par défaut du fabricant, et tout le reste ce n’est plus de la photographie. Et ce sont aussi bien des professionnels que des amateurs experts.
Dans le cas de la photographie professionnelle, on retrouve ainsi la différence que j’avais évoqué pour les portraitistes d’autrefois. Au-delà de la prise de vue, la différence va se faire aussi sur leur maîtrise du post-traitement de l’image, même si le client n’en est pas toujours conscient. Mais il en était de même avec les portraitistes. Les gens se trouvaient plus beau chez certains photographes, sans avoir nécessairement conscience de l’importance du travail de retouche. 🙂

La notion de retouche est restée présente. Pour les professionnels, elle a même une dimension économique. Si le « développement » du fichier fait partie de la prestation standard du photographe, à partir de quel moment la prestation, qu’elle soit réalisée par le photographe ou sous-traitée, devient-elle une prestation spécifique? Mais elle est devenue beaucoup plus difficile à définir parce qu’elle a cessée d’être une opération clairement distincte des autres opérations liées à l’image photographique.

Ceci n’est pas une photographie retouchée

Il est relativement facile, au moins en théorie, d’établir des correspondances entre les différentes fonctions d’un logiciel et les interventions qu’un tireur pouvait ou non réaliser dans son labo.

Mais ce faisant on développe une typologie un peu vaine, me semble-t-il, parce qu’elle ne s’inscrit ni dans une répartition de tâches que l’on confierait à des agents économiques distincts (on utilise les mêmes outils, le même savoir faire), ni dans l’enjeu idéologique qui est derrière la notion de retouche.
L’idée que l’état initial de l’image, matérialisée par un objet créé à la prise de vue, le film, serait représentatif de la « réalité » chère à Jean-Francois Leroy,
La retouche en argentique s’inscrit dans la matérialité de l’image. Et c’est cette matérialité qui est idéologiquement le garant de son authenticité.

La photographie numérique est fondamentalement différente de la photographie argentique parce que c’est une image virtuelle. Et c’est ce qui pose problème dans l’analogie avec le numérique. Ma carte mémoire n’est pas un film qui contiendrait des images latentes en attente d’un développement. Ce n’est qu’une suite de données que je pourrai réorganiser à l’infini.
L’image est toujours en devenir. Il n’y a pas un instant T auquel je pourrais associer un support physique (comme avec du film inversible ou négatif) et dire, c’est ma prise de vue. Sa reproduction sur un écran ou sur un tirage papier n’est qu’une des innombrables possibilités offerte par mon fichier. En numérique, à quelques mois d’intervalle, en fonction de mon humeur ou de la destination de la photo, c’est une autre vision que je vais créer. On a perdu la notion d’original, d’objet physique auquel je pourrais me référer pour juger de la copie. Le réglage de mon écran, le logiciel que je vais utiliser pour ordonner ces données, sont autant de paramètres qui vont modifier la visualisation de mon image. Il n’y a plus à proprement parler de notion de «bon tirage », de reproduction au plus proche de ce qui a été enregistré par le film à la prise de vue. Il y a différentes propositions qui seront les meilleurs à un moment donné. Avec l’évolution des logiciels, je redécouvre des photos anciennes par exemple.

Ceci… Oh et puis on s\’en fout!

Que certaines actions soient autorisées et d’autres interdites dans le traitement d’une image en fonction de sa destination, pourquoi pas? Mais ce ne sera pas simple. Si la référence c’est « la réécriture du réel », en dehors d’actions très spécifiques que l’on peut réduire à leur fonction (par exemple fusionner dans un même fichier des éléments prélevés sur des images différentes ou dupliquer un élément dans une image), ce sera le plus souvent l’intensité des actions qui seront mises en oeuvre plus que leur nature qui sera en cause, dans ce que l’on considèrera comme acceptable ou non.

La disqualification du photographe Stepan Rudik, qui avait gagné un prix au World Press Photo 2009 montre bien la difficulté de l’établissement de ces règles. Officiellement il a été disqualifié parce qu’il a supprimé un détail de son image, mais il me semble évident que c’est l’importance de son recadrage et la façon dont il a converti son image en noir&blanc qui ont en réalité posé un problème au jury.

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A propos de Thierry

Je suis photographe indépendant depuis 1981. Photographe publicitaire et industriel je travaille pour des agences de publicité et des entreprises.

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