Un article de Matthew Braga publié dans le Financial Post prédit que dans moins de cinq ans les grands de la photographie connaitront le sort de BlackBerry:
Sales of compact, point-and-shoot cameras had long since gone off a cliff, steeply falling opposite the astronomical rise of capable smartphone cameras. But now, a disaster scenario was truly beginning to show, as sales of single lens reflex cameras (SLRs) also began to exhibit a decline for the very first time.
Si l’effondrement du marché des compacts est acté et fait consensus, c’est beaucoup plus difficile d’obtenir une vision claire de ce qui se passe sur le marché des hybrides et des appareils reflex à objectifs interchangeables. (Les hybrides sont des appareils dont le capteur est plus grand que celui des compacts mais qui sont normalement moins encombrants et lourds que les reflex parce qu’ils n’ont pas de chambre avec un miroir et un viseur optique permettant de cadrer en voyant l’image au travers de l’objectif.) D’autres billets font état d’une remontée des ventes d’appareils à objectifs interchangeables.
A new report from retail researchers NPD tallies U.S. sales of $2.1 billion worth of interchangeable lens cameras between June 2012 and May 2013, an increase of 5 percent over the same period a year ago. U.S. sales of compact cameras, meanwhile, plunged 26 percent, to $1.9 billion. This is the first time interchangeable lens cameras have surpassed the sleek-and-shiny segment.
Les données à l’origine de ces articles sont le plus souvent inaccessibles parce que payantes, et la situation est différente selon les continents et probablement les pays.
Et pour tout arranger, les différentes statistiques ne parlent pas nécessairement des mêmes choses. Il y a celles qui concernent les appareils qui ont été chargés dans les portes containers au départ du Japon, celles qui concernent les appareils effectivement vendus, et aucune n’indique les remises qu’il a fallu consentir pour vider les étagères des revendeurs.
A défaut d’avoir des données sur les ventes, on dispose d’une enquête d’Ipsos publiée par le Sipec sur les tendances du marché (mais qui ne concerne que la France) et des annonces produits des fabricants qui montrent les axes autours desquels la résistance s’organise.
L’enquête d’Ipsos:
Les précautions d’usage 🙂 :
Je n’ai pas eu accès au questionnaire, mais aux slides présentant les résultats de l’étude. Le questionnaire a été commandité par l’industrie photographique, et parfois la réponse est induite par la formulation de la question, formulation que je ne connais pas. L’industrie photographique est mondiale et ce questionnaire ne concerne que le consommateur français.
Selon cette enquête, les foyers sont équipés, sinon suréquipés: « En 2013, 71% des Français déclarent posséder au moins un appareil photo numérique au sein de leur foyer. » (page 2)
Je suppose que dans cette question les smartphones sont exclus de la catégorie « appareil photo ». Lorsque l’enquête porte sur le matériel, l’opposition appareil photo / smartphone est marquée, même si lorsque l’enquête porte sur la fréquence des images ou leurs utilisations, l’enquête s’intéresse à toutes les photographies, qu’elles aient été réalisées avec un smartphone ou un appareil dédié à cet usage. (Dans la suite de ce texte, lorsque j’emploierai le terme appareil photo, ce sera à l’exclusion des smartphones.)
Le nombre de foyers qui possèdent un smartphone vient seulement maintenant de rattraper celui des foyers qui possèdent un compact. (Page 8 )
L’appareil photo répond à une exigence qualitative et à un goût pour la photo. (page 3)
Ces deux critères sont en forte progression depuis deux ans. Comme si la généralisation des smartphones et la progression de la photographie conversationnelle nourrissait l’envie d’une autre photographie.
On prend de plus en plus de photos. « La part des photographes quotidiens a doublé en 5 ans ». (page 4)
Et c’est pour les partager, mais pas uniquement. La photographie improvisée pour prendre des photos rapidement, sur le vif, est également en forte progression. (Page 5)
L’appareil dédié à la photographie, qu’il s’agisse d’un réflex ou d’un compact, est encore considéré majoritairement comme plus approprié à cette activité. (Page 10)
Et le réflex reste, parmi les possesseurs de smartphone, l’appareil photo qui correspondrait le mieux à l’usage qu’ils font de la photo. (Page 11)
Sur les critères: « Fait les plus belles photos », « A la plus grande rapidité de prise de vue », « A les meilleures capacités techniques », le réflex écrase la concurrence qu’il s’agisse de smartphones, de compacts ou d’hybrides. (Page 12)
Pour les moments exceptionnels (mariage, baptêmes, naissance, voyage, vacances) l’appareil photo reste l’outil privilégié. Pour la vie quotidienne (inclus le travail), le smartphone est jugé plus adapté (Page 13)
J’ai voulu voir si avec le temps le smartphone ne gagnait pas du terrain, y compris sur les moments exceptionnels, mais je n’ai pas pu accéder à l’étude de 2012 (un bug), et la question était posée différemment en 2011.
Ce questionnaire met en évidence une opposition dans le ressenti des personnes interviewées entre les photographies réalisées avec un smartphone et ce que j’appellerai, faute de mieux, la « vraie » photographie.
On a beau pratiquer toujours plus la photographie conversationnelle avec son smartphone, la « vraie » photographie, c’est à dire ici la photographie réalisée avec un appareil dédié à cet usage reste, au moins en tant qu’idéal, celle que l’on pratique ou que l’on souhaiterait pratiquer dans les moments exceptionnels.
On a beaucoup écrit sur la facilité de la photographie numérique avec l’écran situé au dos de son appareil qui permettait de visualiser immédiatement la prise de vue, les appareils dédiés ont cependant conservé un caractère intimidant. 53% des 15-30 ans seraient intéressés par une formation à la photo et l’on monte à 61% chez les possesseurs d’appareils à objectifs interchangeables. Ce dernier chiffre me ferait émettre l’hypothèse que ce caractère à priori intimidant d’une technique que l’on ne pense pas maîtriser, n’est pas un frein, bien au contraire, à l’acquisition d’un appareil plus compliqué à utiliser qu’un smartphone. (Pages 17 et 18)
Le match compact/smartphone
L’effondrement du compact n’est pas qu’un problème de concurrence avec les smartphones. Le compact, parce que c’est un appareil dédié à la photographie, semble plus susceptible de réaliser des « vraies » photos que le smartphone. C’est également un problème de saturation d’un marché où les nouveaux produits ne semble pas se distinguer suffisamment des produits déjà en possession du consommateur pour susciter une envie de renouvellement de son matériel. Le consommateur n’a pas le sentiment qu’il y aurait une rupture technologique qui justifierait qu’il renouvelle son appareil.
La réponse d’un fabricant comme Nikon passe par l’offre de pas moins de 38 modèles dans la gamme compact. (Offre en Coolpix de Nikon France)
Il s’agit d’occuper tous les créneaux en matière de prix (la gamme démarre à moins de 50 euros sur le net) car le prix reste un des critères principaux (page 14) dans l’achat, de s’opposer à l’uniformité du design des smartphones avec un festival de couleurs, de proposer le petit plus qui pourrait susciter l’envie de renouveler son smartphone (zooms plus ou moins extravagants, promesses toujours renouvelées de facilité d’emploi), de toucher des niches (appareils antichocs pour les enfants et les adeptes de sports extrêmes, appareils étanches pour la photo sous-marine), et de proposer des appareils plus ou moins communicants (pour gagner je suppose quelques euros), avec ou sans GPS embarqué .
Dans la mesure où ce marché est actuellement très encombré par de nombreux acteurs et où il n’y a plus les volumes qui permettaient de gagner sa vie malgré des marges très faibles, cette politique de la diversité de l’offre devrait vite atteindre ses limites.
Du coté des smartphones, on constate une progression constante de la qualité technique du module dédié à la photographie et des tentatives pour donner au smartphone une ergonomie ou des capacités techniques lui permettant de prétendre jouer sur le terrain de la « vraie » photographie avec des capteurs parfois plus grands que ceux de bien des compacts.
C’est le smartphone S4 zoom de Samsung qui a coté face le look d’un compact équipé d’un zoom 24-120mm stabilisé et d’un flash, et coté pile celui d’un smartphone.
C’est la gamme des Lumia de Nokia qui multiplie les records en matière de nombres de pixels.
Pour l’instant, on ne peut pas dire que cette volonté de donner aux smartphone la qualité d’objets susceptibles de réaliser des « vraies » photos soit une réussite en matière de vente. Le Samsung S4 existe en deux versions, avec et sans zoom, et j’ignore malheureusement leurs performances respectives en matière de vente. Mais les malheurs de Nokia par contre sont du domaine publique. Alors il est vrai que Nokia est handicapé par son système d’exploitation, mais ces ennuis me semblent révélateurs du statut de ces smartphones dans l’imaginaire du consommateur. Ils restent avant tout des smartphones, et peinent à devenir des appareils susceptibles de réaliser de « vraies » photos.
La photo est un plus, mais n’est un élément décisif pour l’achat qu’à la marge. Mon hypothèse, c’est que ce n’est pas une question de qualité d’image, mais de statut. Pour faire de « vraies » photos, il faut un appareil dédié et inversement, pour la photographie conversationnelle, le smartphone reste l’objet approprié.
Sony vient d’ouvrir une piste originale que je trouve très maligne avec ses QX10 et QX100. Ce sont des objectif qui possèdent un capteur numérique que l’on peut tenir à bout de bras ou fixer sur son smartphone ou sa tablette connectée qui vont permettre de visualiser les images et commander les fonctions de la prise de vue. Une version lourde de l’image est conservée sur la carte associée à l’objectif, une version légère est envoyée sur le smartphone ou la tablette et peut-être utilisée pour la photo conversationnelle.
En vidéo, c’est une réinvention de la paluche de Beauviala sans les contraintes de la liaison par câble avec l’enregistreur et la possibilité de réaliser facilement des mouvements de grue ou des travelling. En photo, c’est à la fois très ludique (l’idéal pour un selfy), la possibilité de réaliser des angles originaux sans avoir à se contorsionner, un écran de visualisation de grande taille si on les associe à une tablette, et la possibilité de réaliser des photos de grande qualité avec un objet de taille réduite.
Je trouve ça très malin parce que plutôt de chercher à concurrencer les smartphones avec des compacts communicants qui ne sont pas pour autant des téléphones, ils proposent des objets que l’on peut utiliser en complément de son smartphone. On peut changer son smartphone et conserver son objectif ou monter en gamme dans son appareil photo et conserver son smartphone. Et plus le marché des smartphones s’étend, plus Sony a de chance de vendre son matériel.
Le QX10 à moins de 200 euros (capteur CMOS EXMOR de 1/2,3″ 18 Mp), ne me semble pas susceptible de permettre à cette association objectif déporté/smartphone le statut d’objet permettant de réaliser une « vraie » photo. Le QX100 à 400 euros (capteur CMOS EXMOR de 1 pouce) a sans doute d’autres ambitions, mais pour l’instant son logiciel est inférieur à ce que propose l’appareil embarqué dans la plupart des smartphones récents. Ce qui devrait sérieusement limiter ses ventes auprès de photographes désireux de réaliser de « vraies » photos.
Et parce que ces objectifs sont nécessairement associés à une tablette ou à un smartphone, il n’est pas dit que quelque soit la qualité de leurs logiciels et de leurs images, ils puissent bénéficier de cette reconnaissance, au moins dans l’immédiat.
Les hybrides et les réflex:
Les hybrides sont une vraie rupture technologique, dans la mesure où ils sont désormais susceptibles d’offrir la qualité d’image d’un reflex dans un boîtier dont l’encombrement est beaucoup plus réduit que celui d’un réflex, là où les compacts supposaient nécessairement de réaliser des compromis sur la qualité d’image. C’est d’ailleurs sans doute ce qui explique leur succès en Asie,
Je suppose que dans l’esprit des fabricants, ils auraient du trouver un marché à la fois chez les utilisateurs de smartphone et de compact en leur permettant d’accéder à la « vraie » photographie, et chez les utilisateurs de réflex en leur proposant un matériel moins encombrant et moins lourd.
Mais ça n’a pas pris en Europe et aux Etats-Unis pour autant que je puisse me fier à mes sources. Je pense que l’explication tient à ce qu’alors que leur coût est plutôt supérieur à celui des réflex d’entrée de gamme, leur statut n’est pas suffisamment fort. Le réflex est perçu comme supérieur, si l’on parle de « vraie » photographie, dans l’imaginaire du consommateur.
En fait, les appareils qui réussissent le mieux sur ce marché sous nos latitudes, ne doivent pas leur succès à leur compacité mais à leur look, inspiré des modèles argentiques. Le Fuji RX100 étant sans doute le précurseur en la matière. Comme si seule la référence esthétique de l’objet à la photo argentique pouvait lui donner cette dimension.
Nikon a mis en ligne des teasers pour un appareil qui semble devoir s’inscrire dans cette stratégie (lorsque vous lirez cet article, l’objet sera sans doute dévoilé) et qui nous donne en creux une idée de ce que serait la « vraie » photographie:
Le photographe ici est homme solitaire qui n’est pas là pour rigoler et qui a “repris” la main sur ces photos. Bref l’inverse de la photographie conversationnelle.
La grande question sur les forums hantés par les photographes dits “experts” en découvrant ces teasers, c’est d’ailleurs de savoir si dans cette recherche de la vraie photographie, Nikon aura renoncé à proposer la vidéo sur son appareil. Comme si cette fonction conférait aux appareils photos quelque chose d’impur.
A l’inverse, le dernier réflex d’entrée de gamme de Nikon, le D5300, n’hésite pas à mettre en avant dans sa communication des fonctions telles que le Wi-Fi, le GPS ou des effets logiciels. Parce que c’est un réflex, son statut d’objet permettant de réaliser de « vraies » photographies, n’est pas menacé. Nikon peut proposer un appareil susceptible de séduire les utilisateurs de smartphone qui seraient tentés par la “vraie” photographie en leur offrant des fonctionnalités auxquelles ils sont habitués sans craindre qu’il ne soit assimilé à un appareil tout juste bon à la photographie conversationnelle. 🙂
En conclusion:
La photographie conversationnelle ne tue pas la “vraie” photographie. Au contraire, pour l’instant elle suscite de nouveaux adeptes.
Je pense que les fabricants de matériel vont devoir s’adapter à une nouvelle donne économique avec en particulier une contraction très forte en volume, mais qu’ils ne sont pas menacés dans leur survie tant que cette idée d’une « vraie » photographie qui serait liée au matériel que l’on utilise restera aussi forte. L’enquête Ipsos montre que l’appareil photo répond à une exigence qualitative et à un goût pour la photo (page 3) et que ces deux critères sont en forte progression depuis deux ans.
Je n’ai pas parlé d’image, je n’ai parlé que de matériel et il serait très intéressant de réaliser une enquête auprès des producteurs d’images, dans l’esprit de celle qui avait été menée par Bourdieu dans les années 60, pour voir si cette distinction qui est très présente lorsque l’on parle de matériel entre la photographie conversationnelle et la « vraie » photographie se retrouve dans les commentaires sur les images.
Mais en même temps, je ne pense pas que les images soient importantes dans cette affaire. C’est plus une affaire de posture et de plaisir que l’on éprouve en manipulant un outil que de résultats.
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